Ancien volontaire DCC en Algérie de 2003 à 2005, Fabrice Baudin de Thé nous livre un témoignage touchant sur Mgr Teissier, ancien archevêque émérite d’Alger. Il nous a quitté en décembre dernier.
« Je me souviens très bien de ma première rencontre avec Henri Teissier : c’était au printemps 2003. Il cherchait à revitaliser l’Eglise d’Algérie, grâce notamment à l’envoi de volontaires français, ce qui ne se faisait plus depuis 15 ans pour cause de guerre civile. Pour ma part, je cherchais à donner plus de sens à ma vie, sans que cela soit forcément en lien avec l’Eglise ou encore avec l’Algérie. La DCC nous a mis en contact et cette rencontre allait changer ma vie. Nous nous étions donné rendez-vous dans un hôtel de la rue des écoles, dans le quartier latin à Paris. En 10 minutes, il m’a présenté l’Eglise d’Algérie et ce qu’il attendait de moi si j’acceptais cette mission de deux ans à Alger. Puis il s’est levé, m’a demandé si j’étais pressé. Ce n’étais pas le cas, alors il m’a dit : « Suivez-moi !». Je venais de mettre le doigt dans l’engrenage… 5 minutes plus tard, il me présentait Mustafa Cherif, ancien ministre et ambassadeur algérien, puis nous avons rejoint tous les 3, le centre Culturel Algérien pour assister à une conférence dont j’ai oublié le thème mais qui m’avais semblé très absconse. Là, il m’a présenté à tout un aréopage d’intellectuels des deux rives comme si nous nous connaissions depuis toujours. Au début de la conférence, il tenta de me donner quelques clefs de compréhension, avant de s’assoupir, vaincu par une journée sûrement on ne peut plus remplie.
Je fus impressionné par sa simplicité, sa vivacité, son charisme et aussi l’attention qu’il me porta dès le début. C’est ce qui me décida à accepter ce volontariat bien que l’Algérie était loin de faire rêver à cette époque. Durant deux ans, j’ai côtoyé le Père Teissier presque quotidiennement que ce soit à l’Archevêché, aux Glycines où dans les différentes communautés algéroises puisque à cette époque, où persistait un certain confinement lié à la situation sécuritaire, nous étions deux à sillonner le diocèse : lui pour sa charge pastorale et moi pour résoudre les problèmes informatiques des uns et des autres. Je ne crois pas avoir eu avec lui de grandes discussions philosophiques ou théologiques, mais le voir vivre et agir au quotidien a été un grand enseignement. Cela m’a permis de comprendre le mystère de l’incarnation. Il m’a appris l’altérité, le dialogue, la persévérance, l’espérance, le courage, l’humilité, la résilience, l’amitié, la foi. Je cherchais un sens à ma vie, Henri Teissier m’a donné une direction. Et puis son intelligence, son humour, sa répartie, son côté taquin faisait de chaque discussion, une petite pépite qui égaie une journée.
15 ans après cette rencontre, quel héritage me reste-il de cette riche expérience ? Dans la biographie qu’elle lui a consacrée, Martine de Sauto a intitulé son dernier chapitre (celui qui lui sert de conclusion), Une vie au bon endroit. En la lisant, je me suis rendu compte à quel point cette formule était pertinente, tant j’ai été marqué par l’engagement de cet homme et par l’adéquation qu’il y avait entre ses convictions et sa vie quotidienne. C’est alors devenu pour moi un leitmotiv, de mettre ma vie et mon énergie « au bon endroit », en l’occurrence au service du bien commun. Je suis loin d’y réussir à l’image d’Henri Teissier, mais au moins en ai-je la volonté. Et puis le témoignage de l’Eglise d’Algérie dans son ensemble et de son archevêque en particulier, m’inspire encore aujourd’hui notamment à travers la qualité de la rencontre que je peux nouer avec celui qui m’est différent et qui ne pense pas comme moi. Combien de fois me suis-je entendu dire à mes collègues, à des parents d’élèves, à mes amis ou à mes enfants : « On a le droit de ne pas être d’accord, et ce n’est pas pour cela que l’on ne pourra plus discuter ou travailler ensemble. » Comprendre l’autre, lui laisser la place pour s’exprimer, le respecter avec son identité, ses idées, ses convictions (même si parfois le reflexe serait de les balayer d’un revers de manche) ; cela aussi je le dois à ceux que j’ai rencontrés en Algérie. Et cela devrait encore m’inspirer fortement demain où je dois préparer des séances pour mes élèves pour la journée de la laïcité la semaine prochaine.
Ce matin avant de me rendre à ses obsèques, j’ai relu le portrait que je lui avais consacré dans mes « chroniques algériennes ». Je l’ai trouvé juste et j’ai mesuré la chance que j’avais eu de côtoyer une personne aussi lumineuse. Merci pour tout Henri !
Parmi toutes les personnes rencontrées au long de ma coopération, je voudrais m’attarder aujourd’hui plus particulièrement sur l’une d’entre elles, que j’ai souvent côtoyée depuis 2 ans et que j’ai d’ailleurs déjà évoquée dans ces chroniques. Il s’agit du Père Teissier, l’archevêque d’Alger.
Cet homme a un destin particulier. Fils d’un officier pied-noir, il est né à Lyon mais a vécu dans sa jeunesse en Algérie et au Maroc, gardant ainsi un attachement fort à l’Afrique du Nord. Très vite, il se découvre de grandes capacités intellectuelles (il obtient sa licence ès lettres classiques à 18 ans, avant d’en obtenir trois autres en philosophie, en théologie, puis en arabe classique) ainsi qu’une vocation précoce vers le sacerdoce. Il est ordonné prêtre à Alger à 25 ans. Il fondera ensuite le Centre des Glycines puis sera nommé évêque d’Oran à 43 ans. Il y restera 9 ans avant de s’installer à Alger où il est maintenant depuis 24 ans. Son parcours ecclésial aurait sûrement pu prendre plus d’envergure, et je fais partie de ceux qui pensent qu’il aurait tout à fait pu assumer les plus hautes fonctions de l’Église, c’est-à-dire celles du pape. D’ailleurs on trouve de nombreuses similitudes entre Henri Teissier et Karol Wojtyla.
Comme Jean-Paul II, le Père Teissier présente des capacités physiques et intellectuelles exceptionnelles, c’est également un polyglotte averti et un combattant de chaque heure. Durant mes études, puis ensuite dans mes premières années professionnelles, j’ai rencontré un certain nombre de personnes d’une intelligence remarquable, mais rarement avec une telle vivacité d’esprit, surtout à son âge (76 ans). Il est capable de passer d’un sujet à l’autre sans ménagement, de se souvenir de la moindre personne ou du moindre évènement survenu 20 ans plus tôt, d’imaginer instantanément une solution pour chaque problème rencontré, … Je l’ai vu plusieurs fois lors de débats publics avec des intellectuels algériens et c’est souvent lui qui porte le débat à bout de bras grâce à sa très grande connaissance du monde arabo-musulman (parfois bien meilleure que celle de ses interlocuteurs) et grâce à une verve impressionnante.
Tout cela est doublé d’une grande résistance physique qui lui permet de s’imposer des rythmes de travail et des emplois du temps démentiels. La légende (mais je crois que c’est une réalité) veut qu’il ait deux agendas et que, quand il n’y a plus de place dans l’un, il prenne les rendez-vous dans le second, se débrouillant toujours pour honorer ses engagements, parfois au prix de traversées d’Alger à vive allure, où même ses gardes du corps ont du mal à suivre. Et quand vous prenez un repas avec lui, il vous bouscule à la fin pour pouvoir faire la vaisselle à votre place. Au téléphone, vous n’avez jamais l’occasion de lui dire au revoir, car au moment où vous voulez le faire il a déjà raccroché pour appeler quelqu’un d’autre. A l’Assekrem, les petits frères se rappelaient encore de sa visite 25 ans plus tôt, où il est resté près de … 20 minutes !
Il a également une très grande maîtrise de l’arabe, ce qui impressionne toujours ses interlocuteurs et à coté de cela, il parle une bonne quantité d’autres langues. Un jour de Noël, alors qu’il demandait aux personnes de différentes nationalités de venir souhaiter un joyeux Noël dans leur langue maternelle, il a commencé à dialoguer en polonais devant tout le monde. Je me suis étonné de cela et on m’a répondu:
-Oui, il est allé une fois en Pologne, et il a appris le polonais dans l’avion !
Et puis il ne perd jamais une occasion de répéter les convictions qui l’animent: celles de fraternité entre les hommes au-delà des cultures et des religions, celle de la solidarité envers les plus démunis, tout en respectant les spécificités culturelles et religieuses de l’Algérie. Tout cela fait qu’il est aujourd’hui une personne connu, reconnu, et appréciée en Algérie. Il a même la nationalité algérienne depuis 1966.
Mais il n’épousera jamais le même destin que Jean-Paul II. Alors que l’un combattait de toutes ses forces le nazisme et le communisme, l’autre essayait de tisser des liens profonds avec l’Islam. Et il est vrai que l’on n’a pas toujours mesuré à sa juste valeur l’enjeu du dialogue entre chrétiens et musulmans alors que cela nous saute maintenant en pleine figure. Et puis aux ors du Vatican, il a toujours préféré l’action sur le terrain. En parallèle de sa charge d’évêque, il été pendant plus de dix ans vice-président de la Caritas Internationale où il était notamment chargé des pays arabes. C’est ainsi que pendant la guerre du Liban, il arpentait le pays pour voir comment venir en aide aux victimes de la guerre et il a failli y laissait sa vie, tombant dans une embuscade d’où il s’est sorti par miracle, grâce à l’aide de musulmans.
Aujourd’hui, il circule moins, mais la porte de son bureau est toujours ouverte et il y reçoit indifféremment les autorités, les algériens du quartier, ceux qui viennent réclamer une aide ou un soutien, les journalistes, les visiteurs qui débarquent à l’improviste, les chrétiens qui viennent lui confier leurs problèmes, … Malgré son emploi du temps surchargé, il sait toujours trouver 5 minutes pour vous recevoir, même s’il vaut mieux être concis car 5 minutes plus tard arrivera sûrement un autre visiteur qu’il accueillera lui aussi volontiers.
Quand Maman est venue me voir, il nous a invités à déjeuner chez lui et elle appréhendait cela, étant pour la première fois invitée à la table d’un évêque, mais sa simplicité et son humour ont permis à tout le monde de se sentir très vite à l’aise.
Ce qui me frappe le plus chez lui, outre son dynamisme et sa disponibilité, c’est sa voix. Une voix qui reflète totalement le personnage. C’est d’abord une voix qui harangue, infatigablement, à l’image des grands hommes politiques qui cherchent à convaincre leur auditoire. Lui aussi cherche à convaincre son auditoire fort des ses convictions qu’il puise dans l’évangile « aimez vous les uns les autres, comme moi je vous aimés ». Cette voix-là il est arrivé à l’imposer en Algérie où il intervient régulièrement à la télévision, à la radio et dans différentes manifestations publiques. C’est aussi une voix qui bouscule et qui incite à agir. Qui ne sait pas entendu dire: « et si tu faisais ceci », « et si tu créais cela », « et si tu pouvais… » ? Cela peut être alors une voix qui fatigue ses collaborateurs, qui ont du mal à suivre ce rythme effréné. Et cela devient à ce moment là une voix qui s’énerve, constatant que son monde n’évolue pas aussi vite qu’il le voudrait.
Cette voix, c’est aussi une voix qui s’étrangle lorsque durant une intervention, il se met à évoquer la crise terroriste et tous ses frères qui ont été emportés par le fanatisme. Je l’ai vu plusieurs devant une salle comble, s’arrêter pendant deux ou trois minutes, retenant difficilement ses larmes, puis reprenant le dessus en poursuivant un discours haché par tremolos. Cela souligne toute la sensibilité d’un homme qui, peut être plus que n’importe qui d’autre, a vécu tragiquement cette période.
C’est à lui que le GIA a envoyé en 1993 un communiqué, ordonnant à tous les étrangers de quitter le pays, sous peine d’être assassinés. L’Église et le Père Teissier à sa tête, ont choisi de rester en solidarité avec le peuple algérien, reprenant les mots de Saint Jean: « Il n’est pas de plus grand amour, que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ». Il n’a imposé à personne de rester en Algérie, chacun étant libre de faire ce que bon lui semblait (d’ailleurs beaucoup sont partis), mais il a incité la communauté à rester présente dans ses activités quotidiennes. Et cette présence de religieux étrangers en Algérie, s’est soldée par la mort tragique de 19 d’entre eux: 18 faisaient partie de son diocèse d’Alger, le 19ème étant Pierre Claverie, évêque d’Oran, son grand ami.
Ainsi cela a été pour lui de terribles épreuves, comme un père qui voit mourir ses enfants, alors qu’implicitement il leur avait demandé de ne pas fuir le danger. A cela, s’ajoute sûrement la culpabilité que l’on éprouve en de telles circonstances car bon nombre de ses amis algériens et de ses frères catholiques ont été assassinés, alors que lui a été épargné.
La blessure est encore vive et ne se refermera sans doute jamais. Mais force est de constater que cette détermination a permis de maintenir les liens fraternels qui existaient en Algérie entre chrétiens et musulmans, prouvant ainsi qu’une vie commune est belle et bien possible, envers et malgré tout. Dans un futur que l’on espère pas trop lointain, quand en Algérie et ailleurs dans le monde, chrétiens et musulmans pourront marcher main dans la main en toute sérénité, il faudra se souvenir de toutes ces victimes, de ces petites sœurs qui sont apparemment mortes pour rien, de ces moines qui semblaient s’exposer inutilement, du Père Teissier et de ses convictions et aussi, et surtout, de tous ceux, algériens et étrangers, qui, ayant été épargnés, resteront anonymes, mais qui se sont battus pour que persiste une mince flamme d’espoir dans un pays qui était à la dérive
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